VIRUS OU PAS VIRUS … Une question de dignité. Par Gilles Farcet


Les familiers de cette page le savent, je ne commente quasiment jamais l’actualité et, les rares fois où je le fais, toujours sous un angle bien spécifique. 

Dieu me préserve d’ajouter  encore une parole inutile à la prolifération des avis et opinions plus ou moins documentés  à propos de notre nouvelle menace  « The » virus...

Juste une suggestion de perspective alors que commencent à me revenir des inquiétudes et interrogations : allons nous - pour ceux d’entre nous qui sont engagés dans un travail collectif - continuer à nous réunir ? Les rendez vous prévus sont ils maintenus, etc. etc...

J’ai passé soixante ans et suis l’enfant de parents âgés. Ma mère et mon père avaient chacun séparément - ils ne se connaissaient pas encore - vécu la guerre. A plus de trente ans, mon père, mobilisé comme tant d’hommes de sa génération, a dû quasiment du jour au lendemain partir sans avoir la moindre idée de quand et si il reviendrait. Il avait un métier, des responsabilités, des proches, une existence riche et remplie qu’il lui a fallu quitter. Il a été blessé, prisonnier plusieurs années... Ma mère, jeune étudiante, a vu le drapeau nazi flotter sur l’Hôtel de ville, ses amis hommes partir pour parfois ne plus revenir, certains de ses amis femmes et hommes disparaître ou s’enfuir, parce que juifs. Elle a comme tant d’autres et malgré sa situation relativement privilégiée, connu les privations alimentaires, les restrictions de déplacement. Je l’entends encore me raconter des décennies plus tard, des larmes dans les yeux, ce jour où, proches de la défaite, les Allemands fous furieux vinrent tirer au hasard à la mitraillette sur la place de notre village du Poitou où elle était réfugiée près de ses grands parents et où, blottis dans la cave les uns contre les autres, ils crurent leur dernière heure venue.

Son frère, mon oncle, partit pour les « chantiers de jeunesse » puis, comme beaucoup de jeunes gens de cette époque, pour le sanatorium. La tuberculose courait. Arnaud Desjardins, pour se référer à une figure proche, passa un an au « sana », après avoir vu ses fiançailles brisées (son futur beau-père ne voulant pas donner sa fille à un « tubar »). René Daumal, Katherine Mansfield, pour citer deux grands écrivains par ailleurs disciples de Monsieur Gurdjieff, y laissèrent leur vie alors qu’ils étaient encore bien jeunes.

J’arrête là cette énumération, inutile de convoquer le souvenir de la grippe espagnole et encore moins de la peste.

Là où je veux en venir, c’est que nous avons perdu l’habitude d’être impactés de manière un peu significative dans notre existence quotidienne, nos projets, nos déplacements, nos relations, par des événements collectifs qui , parfois brutalement, nous révèlent une loi fondamentale du réel, celle de l’interdépendance des phénomènes. Quoi ? Mais alors, la séparation n’existe pas ? Vous voulez dire que nous n’existons pas isolés en tant qu’entités séparées, « indépendantes » ? Eh oui, nous sommes chacun distincts, différents, mais séparés, « indépendants », non. Tout interagit sur tout. Et MOI, je n’y peux rien. Quel choc ! Quelle révélation.  Nombre de jeunes ou pas si jeunes n’ont pas d’autre expérience de cet impact de l’ensemble sur leur existence dite individuelle que, du moins dans une grande ville,  les grèves des transports ou la circulation perturbée du fait de mouvements sociaux. Pour ma part, j’ai le souvenir, en mai 68 - j’avais 9 ans - d’un mois de vacances , avec un étrange climat qui voyait les adultes l’oreille collée au poste, les excursions en voiture annulées pour cause de pénurie d’essence, et aussi quelques scènes de guerre urbaine, rues dépavées, magasins dévastés, et « le  grand chef »,  Le Général De Gaulle, brièvement disparu...

Comme tout un chacun, je n’ai aucune envie de voir mes déplacements limités, mes activités restreintes, la convivialité contrariée. Comme tout un chacun, je n’ai aucune envie de tomber malade, « grippette » ou pas, aucune envie de voir mes proches malades... Je pense avec empathie aux parents de jeunes enfants qui vont devoir se débrouiller, aux personnes âgées encore plus isolées...

Et il n’est pas question de s’arrêter de vivre. Tout comme face à la menace terroriste, c’est une question de « dignité intrinsèque ». Dignité n’est pas imprudence et encore moins inconscience qui ne serait qu’une autre manifestation du MOI isolationniste (moi seulement...).

En tant que citoyen normalement responsable, je vais docilement me laver les mains de manière très régulière, prendre soin de ne pas postillonner sur mon prochain... Je vais adopter le salut à l’indienne, mains jointes sur le cœur,  sourire et regard bien droit dans les yeux c’est plus beau à mon goût que de frapper du pied à terre comme un cheval piaffant... J’éviterai sans doute les déplacements tout à fait superflus. Mais je n’arrêterai pas de vivre et d’être en relation. Pendant l’occupation et le couvre feu, les groupes Gurdjieff ont continué à se réunir.

Notre dignité en tant que personnes consiste face à une menace quelle qu’elle soit à ne pas alimenter de pensées et d’émotions inutiles, à agir plutôt que réagir, tout en étant responsable et donc normalement prudent.  Craindre la maladie ou ses conséquences diverses est humain. Céder à la peur abjecte ne l’est pas. Arrêter de vivre, donc de se rencontrer, de partager, de rire, pleurer, prier et s’interroger ensemble est en dessous de notre dignité.

Alors, tant que la consigne n’est pas le confinement,  et même alors, même si... continuons à être ensemble. Ne fermons pas nos frontières  face au virus désigné comme « l’étranger », par l’immémoriale bêtise et bassesse,  n’est ce pas...  Pour le MOI isolationniste, le virus c’est toujours l’autre, les autres.

Soyons donc ensemble quoi qu’il en soit. Avec bon sens, toujours. Si vous êtes âgé, fragile, si vos poumons sont en mauvais état, ne prenez pas de risques inutiles.  Si nous ne nous sentons pas bien, n’en faisons pas courir aux autres. Mais même là, ne  nous renfermons pas, restons en lien. Internet et autres outils sont souvent instrumentalisés pour le pire, qu’ils soient cette fois  utilisés au service du meilleur.

« Guerre ou pas guerre », disait Monsieur Gurdjieff qui avait dû fuir la Russie dans des conditions périlleuses, « nous faisons toujours un profit. ». Il ne parlait bien entendu pas d’un profit matériel mais d’un bénéfice autre... Puissions nous reprendre et appliquer cette maxime : « virus ou pas virus... »

Comme le dit un texte fort ancien (le Rig Veda) : Soyons ensemble, mangeons ensemble, soyons ensemble pleins de vitalité. Propageons la vérité, la lumière de la vie, n’entretenons pas de négativité. La paix et la vitalité soient avec nous."

Gilles Farcet

Né en 1959, Gilles Farcet fut depuis 1982 élève d'Arnaud Desjardins avec lequel il a écrit plusieurs livres et dont il a été l'un des proches collaborateurs. Auteur d'une vingtaine d'ouvrages, il est aujourd'hui retiré dans l'Ouest de la France où il se consacre à l'animation d'un groupe restreint avec lequel il partage et pratique les enseignements issus d'Arnaud Desjardins et Swâmi Prajnânpad.