Éthique de la loose par Philippe Boisnard

Éthique de la loose


A l'heure où, l'invocation des gros bills level 100 made in CAC 40, nous profile la réussite humaine à l'aune ou la daube de la Rolex, du rule-sex ou de la pute à 5000 $ karma DSK en substitution du kleenex de looseland ; en parallèle des décroissants, une autre forme d'éthique s'est formée, établie depuis quelques années par le syndicat du hype, éthique du crevard, éthique non pas du ressentiment mais de la puissance du crevard, de la puissance de la pénurie — qui loin de la position de l'écrivain maudit, ou encore de la souffrance du paumé qui se sent rejeté plainte convulsive après plainte convulsive — resplendit dans l'intensité burlesque hype du NAWAK généralisé comme trait d'union d'une communauté informe.

Alors que les médias s'attardent sur les pleurs de ceux qui manquent, de la difficulté de réussir, posant comme modèle a priori de la vie sociale, le fait d'être intégré : intégré au bon business modèle, intégré dans l'entreprise, intégré dans la bonne norme économique à la BFM-TV en boucle 24H/24, intégré dans la société culturelle sauce Grand Journal C++ suckerland, Thierry Théolier, poursuivant la trajectoire du looser professionnel, du rat des villes qui sans collier se démerde dans les aléas des brèches laissées vacantes par ce grand système, nous donne à écouter un album électro-pop, aux variations acide ou noise-électro grâce au remix qui ont été faits de ses morceaux, album où les textes déplacent les enjeux programmés des tenanciers du grand bordel officiel.

Tout commence d'ailleurs par là : une prière, prière aux dieux divers et variés, pour ne pas réussir. Prière absurde à première écoute : ne pas réussir à terminer dans l'entertainment, celui de K'anal, celui des films comme Asterix, ou bien des hebdomadaires comme "Libérafion". Pourquoi cela ? Pourquoi ne pas aboutir là ? Pourquoi ne pas participer à cette grande messe-là, pourquoi ne pas devenir assesseur en ascension pour l'échafaud, pourquoi ne pas prendre le concorde de la réussite sociale et économique trash-crash quand on nous le propose ? Il n'y a qu'à lire ON/OFF de Olivier Pourriol, philosophe à la sauce ENS agrégée, à qui il aura fallu un an, pour s'apercevoir qu'il était naïf de croire que l'on pouvait rester soi-même dans des émissions telle Le grand journal. D'emblée, un coup sec donné par Théolier : ne pas réussir est la grande réussite car cela permet de ne pas se perdre : leitmotiv : rester fidèle à soi-même, rester fidèle à la dose d'ego énervé que l'on a en soi, à l'hypertrophie de soi comme critère indéracinable de l'existence. Ne pas réussir c'est ne pas s'abandonner. La zone de loose comme lieu de la possibilité de soi. Cette éthique de la loose, de l'échec comme chemin, est celle qui se passe du braco (mythe politique révolutionnaire) car elle réalise qu'en bout de station, le distributeur automatique de flingues est en panne, mais c'est celle aussi qui se passe du sucking du salaud façon Sartre, celui qui n'arrête pas de retourner sa chemise au point qu'il soit en fait réellement à poil. Terminus des minus : apogée de la dérision de soi : lieu où l'on échoue, le terminus des minus. Mais ce terminus qui est le contre-feu de la chanson du sucker montre toute la distance entre ceux qui entrent dans un système quitte à se perdre, à devenir enculé, et ceux qui veulent pénétrer le système histoire d'y foutre leur bordel d'ego.

Le terminus est le terminal, l'ordi où branché on passe sa vie : branlette, jouissance en MMORPG. Le terminus des minus est la prise de conscience de ce que l'on est : fragile, si infiniment fragile dans le tourbillon de cet œil du cyclone, fragile face au temps qui se déverse sans relâche, à la speed, chaque seconde une nouvelle news histoire de nous attirer et nous hypnotiser.


La vie de looser est celle d'un autre temps, celle où justement le temps se fait long, long de se sentir en vie, dans la détresse d'être, dans la rage d'existence qui pousse.
C'est pourquoi cette éthique ne peut s'enfermer dans l'échec en tant que mode d'existence, elle est d'abord et avant tout résistance : elle est celle d'un appel au voyage, de la traversée, d'une course à perdre haleine, sans jamais ne regarder en arrière; cette résistance est celle du combat contre les structures, mais non pas de l'extérieur, non pas en tant que marginal, mais en tant qu'ego indéraciné qui tricksterise le sysTM, pour en déclencher un bug créatif. Il ne faut pas ici oublier que ThTh, loin justement du dolorisme est en lutte dans les milieux hype depuis maintenant plus de 10 ans : intégrant des rédactions, gueulant, se faisant chahuter, étant rejeté, revenant par une autre entrée, sans cesse jouant à la fois du système et le dénaturant, le faisant déraper au file de sa langue mutante, celle d'une société alimentée de logorrhée. Le processus du bug créatif n'est pas de l'ordre du simple détournement et de la reprise des éléments. Ce dont se nourrit TH, et en cela on a à faire plus avec une forme de vampirisation alchimique dissolvante coagulante, c'est à une aspiration dislocation des codes du spectacle, et à leur ré-agencement selon sa propre matrice énergétique. Sa création se concrétise par l'agencement chaotique de ce qui pour lui apparaît comme force chaotique pour l'ego. Egochaos contre structurechaos.

Tout au long de ces morceaux qui frappent techno, parfois vintage 90's, parfois comme dans le mix d'Abdel Vucchlym très actuel, cette éthique ressort, loin de mimer et de tomber dans la distanciation made in beaux arts, regardez comme je suis intelligent, tout cela est second degré, il ne mime pas la volonté de créer des morceaux proche du clubbing. Il l'assume et justement se tient dans ce risque : celui de l'impossibilité de concordance entre d'un côté le son paillette de la techno, son totalement intégré au spectacle et de l'autre la textualité éthique qu'il porte.


Ce qui fait du bien à écouter ces morceaux : une techno qui joue le jeu de la critique, qui prend le risque d'introduire une dimension parolière qui ne lui était pas commune.

Philippe Boisnard