Une soirée avec ThTh au concert de Sabine Happard
1/3
Le livre Mèmes pas mal du Dude m’avait déjà bluffé, le concert de Sabine Happard m’a subjugué. Depuis une semaine, je me suis mis en tête — mon cœur ne répondant plus — de comprendre pourquoi cette soirée m’a fait autant d’effet : limite obsédé, obnubilé, plus envie de travailler.
Depuis une semaine, je revois l’artiste, à la fin du concert, enrouler les doigts dans ses cheveux pour faire une boucle. Depuis une semaine, je l’écoute en boucle. Depuis une semaine, je tourne en rond dans mon salon, comme la langue de Valérie tournant dans ma bouche à fond les ballons. C’était ma première fois pour Valérie, j’avais 11 ans, comme pour le concert de Sabine Happard, sauf que j’ai 45 ans de plus. Depuis une semaine, je me suis mis à digguer, digguer, digguer, suivant le fameux précepte SDH-chien.
TH m’a contacté mercredi 16 juillet 2025 à 18 h 33 : « Alors ? On va voir Sabine ? » J’ai croisé le Dude de loin pendant longtemps. Je l’ai vu de tout près récemment pour acheter son dernier bouquin — Mèmes pas mal — et assister à un tout autre concert, beaucoup plus masculin, beaucoup plus âgé, beaucoup plus post-punk-növo-wave, celui de Charles de Goal aux Métallos. L’utilisation du français et les vêtements noirs sont communs avec Sabine Happard mais sinon, cela n’a strictement rien à voir.
Je réponds à l’invitation du Dude en MP par des vannes qui ne l’amusent pas vraiment, et rendez-vous est pris à la Maison Bistrot à 20 h, à Colonel Fabien.
Je passe sur mon retard d’à peine une demi-heure, le Dude m’interpellant toutes les trois minutes : « Grouille-toi l’anus. » « Commande-moi de l’anis, j’arrive. » Le concert devait démarrer à 21 h.
Il s’y connaît, le Dude, en « douille » et en jeunes pointures féminines de la chanson française pop et moderne. Il était d’ailleurs accompagné par l’une d’entre elles qui ne cache ni son talent ni sa sensibilité.
À peine englouti mon double pastis, les présentations vite faites, emballés les clins d’œil complices, pesés les sourires et soupirs, nous traversons la rue, après quelques hésitations sur le trottoir.
À 21 h, nous rejoignons, comme prévu, le centre culturel, mi-bar à vins avec pizza, mi-salle de spectacle avec, au fond, un piano droit. Le concert n’a pas commencé.
À notre arrivée, nous sommes salués — plus précisément les deux que j’accompagne, n’étant pour ma part qu’une pièce rapportée, rapiécée, bientôt ratiboisée — par l’apostrophe traditionnelle, mi-amusée, mi-câblée : « Le Tout-Paris est là ! » Le Dude fait la tournée des paluches alors que, visiblement, il avait la tête, et bientôt les mains, ailleurs.
2/3
Le concert de Sabine Happard s’ouvre, à 21 h 30, sur Slow idéal. La jeune chanteuse se définit, elle-même, comme « La fille cachée de Paul Éluard et de Lio ». Comme en écho à la conversation du Dude et de sa comparse devisant au comptoir, avant que l’appel à changer de salle pour écouter le concert ne soit lancé (par le Dude himself), au sujet de la mort de la poésie, de la littérature assassinée et, sans lien très évident, à propos des aventures amoureuses de la petite sœur de Lio.
Hélène Noguerra a tenu en couple pendant dix ans avec la vedette Philippe Katerine, alors que, déjà, il montait, puis coupait le son et glissait sur des peaux de banane — bien avant qu’il ne joue les Schtroumpfs dans les cérémonies olympiques ou ne s’adonne au duo louant sa maman, dans un featuring avec le rappeur Al Kapote, qui scandait : « Pute, pute, salope, pute, salope. »
Le ton était déjà donné par cette discussion d’avant-concert : poésie, chanson française et cul. Je ne savais pas encore que le spectacle allait me tacler, me claquer et me mettre au taquet pour digguer.
Apparemment, j’étais le seul, ce soir-là, à découvrir, pour la première fois, Sabine Happard en live, alors qu’elle a embrassé l’industrie musicale depuis 2019 au moins. Je fus le seul à lever benoîtement la main lorsqu’en fin de concert, elle avoua que c’était quand même une drôle d’expérience que de jouer devant ses proches, ses amis, sa famille, et demanda si, pour certains, c’était leur première fois.
Je me revoyais, éreinté et heureux, dans la cour de récré, avec Valérie, après qu’elle eut collé son chewing-gum sur la poche arrière de son jean, m’empoignant brutalement par les reins et fourrant sa langue baveuse, qui tournicotait à cent à l’heure, dans ma bouche prisonnière d’un appareil dentaire.
3/3
Elle a du tempérament, la chanteuse moderne parisienne, du cran, du chien, j’oserais même dire… Regard félin pourtant, elle tient son public d’une laisse souple et libre et lui demande, avec douceur et sans sourciller, de miauler lorsqu’elle lui avoue que son cerveau est « un aquarium rempli de poissons ». Ces mêmes poissons qui, parfois, paraît-il, glissent entre les jambes m’ont fait tourbillonner, à cent à l’heure, dans les profondeurs de mon cœur un peu patraque. Elle a même joué un rock, dont le titre est — je n’étais pas prêt — Cul-de-sac.
Sabine Happard chante le mouvement alternatif de l’amour qui va de l’appétit au dégoût et du dégoût à l’appétit. Serait-ce donc ce poison violent dont parle Gainsbourg ? Oui, l’amour est universel, parfois douloureux, et Sabine Happard nous rappelle combien c’est bon, même s’il peut parfois blesser. Pas rancunière, Sabine Happard dédie l’un de ses morceaux à son ex (je n’ai pas retenu son titre) et le suivant à son futur ex : En hélico.
Effleurant avec doigté son piano de guingois, elle dispose d’un magnifique timbre de voix qu’elle pousse plus loin, plus moderne et plus juste que ne le faisait Isabelle Adjani, poussée dans la piscine avec son petit pull marine.
Les chansons de Sabine Happard m’envoient les mêmes émotions que j’ai pu ressentir en me laissant surprendre par cet amour merveilleux, qui rend triste ou gai, et dont, malgré la « douille » invoquée par Thierry, je ne peux plus me passer.
Grâce au Dude et au SDH, je découvre une voix qui m’arrache le cœur et la tête, et dont je ne peux également plus me passer.
Je me suis fait attraper tel Ulysse face aux sirènes. Ces femmes, entières, fières, déter comme « Déméter » et comme Sabine Happard, ne sont ni des mégères ni des « hirondelles passagères ». Sauf à rester attaché au poteau de la vie barbante et renoncer à toute forme d’amour et même d’humour, Sabine Happard m’a transporté loin du centre culturel, au plus près de la planète Vénus.
Je n’ai pu maîtriser mes larmes et mes fesses qu’en claquant très fort mes mains à la fin de chaque chanson. J’ai même essayé de siffler. J’étais perdu, ne sachant plus trop si la tristesse me submergeait ou si, plus vraisemblablement, je cédais, sous l’effet de sa voix chéper, ses mélodies doucereuses et ses paroles aigres et drôles, à l’envie de vivre entièrement, intimement et intensément.
Je demanderai, à l’occasion, son avis à Thierry. La « douille » peut-elle nous faire arrêter l’amour ? Quand la talentueuse Sabine Happard chante en ouvrant son cœur, sans faux-semblants, tout à la fois timide et rebelle, c’est pourtant bien l’amour qui nous appelle, nous nargue et nous enlace. Il faut suivre le rythme et ne pas se tromper de sens, comme à l’époque avec Valérie, sinon on se fait larguer vite fait.
Merci à Thierry, l’homme pressé qui m’apprend à me calmer. Mais bon, l’ascenseur émotionnel, les shoots de sentiments sincères et les jeunes chanteuses françaises qui déchirent, je me demande si c’est bien recommandé pour mon petit cœur.
Au sortir de cette soirée, je ne sais plus très bien, finalement, si la poésie est morte.
J’ai lancé quelques filets de pêche au bout de la digue pour éclaircir ce « réel flou » et en savoir plus.
J’ai interrogé un chroniqueur faussement libéré (article du 4 octobre 2019) et une intervieweuse de France Cul (émission du 25novembre 2020) pour rattraper le temps perdu et comprendre ce qui m’est arrivé ce soir-là. J’attends leur retour.
J’écoute la discographie de l’artiste, disponible sur Bandcamp, Spotify, YouTube et toutes sortes de plateformes. Je suis son Instagram où je me rends compte que j’ai laissé filer pas moins de 14 cartes blanches qu’elle a portées en invitant les jeunes pousses de la chanson française moderne et indépendante. Elle a organisé ces soirées Mauvais coton, sous les plus ou moins bons auspices de Brigitte Fontaine, entre octobre 2023 et juin 2025, au Café de Paris. À deux pas de chez moi. Quelle guigne !
Je relis Pierre de Ronsard — enfin, je lis ; j’en étais resté, en ce qui me concerne, à Mignonne et sa rose bientôt fanée, suivie par un ieuv qui bloque sur son boule. Je redécouvre Christophe, William Sheller, Barbara, Gainsbourg et ses égéries, Lio et Elli Medeiros.
J’apprends que Jean-Yves Le Ténia s’est suicidé et que ça n’a pas l’air facile tous les jours d’être Daniel Johnston quand on crèche au Mans.
Bref, je démolis mes préjugés sur la pop française, je donne sa chance aux chansons et deviens ce « voyageur temporel » que chante Sabine Happard.
J’assume n’être qu’un humain épanchant « les stigmates de l’amour » qu’on retrouve sur son album live, évitant les « douilles » du so-called et pas si froid ThTh, se relevant ou restant couché devant Le Désastre des eaux claires, qu’elle avait composé pour Christophe et qui est devenu le thème du film France de Bruno Dumont.
En tout cas, morte, dans le coma ou survivante, lorsqu’elle est accompagnée par un piano, la poésie est très certainement une femme, moderne, parisienne, à part. Ça, j’en suis entièrement sûr. Demande au Dude si tu ne me crois pas et tare ta gueule à la récré.
Guillaume TABOU Le 23 juillet 2025.